Un peu de recul : à lire
Un peu de recul
« Abstraite », « désincarnée », la science économique telle qu’elle
s’est développée ces dernières années appelle souvent ce type de
commentaires de la part du public. A juste titre. L’une des façons à la
fois les plus simples et les plus efficaces de remettre l’économie à sa
place, de réintégrer les problématiques économiques dans la dynamique
d’ensemble de nos sociétés consiste à l’observer avec les lunettes de
l’histoire. Quand bien même cette mise en perspective fait apparaître
des régularités ou des permanences, celles-ci ne peuvent jamais être
enfermées dans les lois mathématiques immuables qui font le quotidien
des économistes orthodoxes. Ruptures comme continuités de l’histoire
économique nécessitent immanquablement, pour être comprises et
expliquées, le recours à tous les autres champs des sciences sociales :
anthropologie, géographie, psychologie…
Depuis qu’avec la modernité, l’économie est devenue un champ d’étude
spécifique, ceux qui ont véritablement apporté une pierre à la
compréhension des dynamiques qui l’animent, qu’ils soient ou non
économistes de profession, n’ont jamais manqué de prendre ce détour
central par l’histoire. Qu’on songe à Adam Smith, à Karl Marx, à Max
Weber, à Joseph Schumpeter, à Karl Polanyi ou encore, bien sûr, à des
professionnels de l’histoire comme Fernand Braudel.
Donner à voir et à penser
Ce
hors-série entend s’inscrire dans cette filiation prestigieuse et
nombre d’articles font naturellement référence à leurs œuvres, à
commencer par celui de l’historien de l’économie Patrick Verley, qui
resitue les apports de ces différents auteurs. Nous n’avons cependant
pas la prétention de rivaliser avec leur puissance conceptuelle. Il
s’agit simplement, sans viser l’exhaustivité ni la mise en évidence
d’une cohérence globale, de donner à voir (à l’aide notamment d’une
riche illustration) et à penser à propos des dynamiques qui, sur très
longue période, ont abouti à l’économie telle que nous la connaissons
aujourd’hui. Cela en privilégiant différentes entrées verticales dans
cette histoire longue, plutôt qu’une périodisation chronologique
classique : sont ainsi successivement abordés les acteurs qui ont fait
cette histoire de l’économie, les innovations techniques ou financières
qui l’ont marquée, les crises qui l’ont frappée ou encore les lents
processus de la construction des marchés ou de l’unification
progressive de l’économie mondiale. Sur très longue période, car
l’histoire de la modernité depuis les grandes découvertes – souvent
privilégiée en matière d’histoire économique – n’épuise pas le sujet.
La période moderne mérite naturellement une attention toute
particulière quand on cherche à comprendre les mécanismes de notre
système économique actuel. C’est la raison pour laquelle Alternatives Economiques y avait d’ailleurs consacré un de ses précédents hors-série : 500 ans de capitalisme (1).
Mais cela ne doit pas faire oublier combien les époques antérieures ont
contribué aussi à façonner notre présent. On peut encore tirer des
conclusions utiles pour comprendre le monde d’aujourd’hui, des
aventures de Joseph auprès de Pharaon en Egypte, de la lecture du code
de Hammourabi, de la crise et de la chute de la République romaine,
malgré ses succès militaires extraordinaires, ou encore des déboires
des Chinois avec l’horloge (mise au point par eux au XIe
siècle, puis définitivement perdue car réservée exclusivement à
l’empereur). On sait généralement la contribution du néolithique à
l’aventure économique à travers l’invention de l’agriculture et de
l’écriture. On connaît aussi l’apport de la haute Antiquité, à travers
les linéaments de codes et de règlements, et de l’Antiquité dans
l’essor de la monnaie ou du commerce lointain. Mais le Moyen Age
continue, lui, à cause des invasions et des guerres de religion, à être
perçu comme une longue parenthèse sombre dans l’histoire économique.
Pourtant, de nombreuses découvertes aux conséquences très lourdes (les
hauts fourneaux, l’imprimerie, le quadrant, etc.) eurent lieu à cette
époque. Et il se produisit une discrète mais décisive révolution
agricole, qui joua un rôle central dans le déclenchement de la
révolution industrielle, intervenue quelques siècles plus tard. Les
nouvelles idées développées à cette époque modifieront aussi en
profondeur les comportements économiques, comme le rappelle, ici,
l’historien Jacques Le Goff, à propos de l’ « invention » du
purgatoire. Bref, on découvre ou on redécouvre beaucoup de choses quand
on se donne la peine de remonter plus loin qu’on ne le fait bien
souvent.
L’histoire économique a-t-elle un sens ?
Même
si, en elles-mêmes, ces (re)découvertes procurent souvent un grand
plaisir, car l’histoire économique est toujours à la fois passionnante
et surprenante, ce n’est évidemment pas dans ce seul but que nous avons
cherché à remonter à ses sources. En prenant du recul, il s’agit
d’essayer de comprendre si cette histoire a un sens, ou au moins une
direction. Et si oui, nous donne-t-elle quelques indications utiles sur
la manière d’aborder l’économie au présent, quand on cherche à la
mettre davantage au service des hommes et de leur bien-être ? Entre la
lutte des classes, le mouvement linéaire et la représentation cyclique,
en passant par la distinction en trois niveaux développée par Braudel,
de nombreuses grilles de lecture ont été proposées pour répondre à ces
questions sans qu’on sache toujours si elles sont un reflet des
dynamiques réelles du passé ou une tentative a posteriori de l’esprit
humain d’introduire une rationalité dans une histoire chaotique.
L’extension progressive de la sphère de l’économie du domaine
domestique, à laquelle l’Antiquité grecque la cantonnait (économie,
rappelons-le, vient des mots grecs oikos et nemein,
qui signifient respectivement « maison » et « administrer »), à
l’ensemble de la vie sociale est-elle irréversible ? La mondialisation
actuelle parachève-t-elle un processus de marchandisation du monde en
marche depuis la nuit des temps ?
Ces questions ont été au centre de débats dès le XIXe
siècle. Ils opposaient les tenants d’un primitivisme économique, selon
lequel les économies du monde antique, organisées autour de l’oikos,
s’apparentaient plus à l’économie des sociétés primitives, à ceux qui,
constatant l’existence de marchés libres, de manufactures et même d’un
affairisme dès la haute Antiquité, considèrent que l’économie de marché
n’est pas propre aux sociétés dites modernes.
Le Hongrois Karl
Ponalyi relancera le débat à la fin de la Seconde Guerre mondiale :
pour lui, l’émergence d’un marché autorégulé est une particularité de
la modernité issue de la révolution industrielle. Elle n’est absolument
pas irréversible et, compte tenu des dégâts qu’elle cause, elle devrait
d’ailleurs connaître rapidement un coup d’arrêt. Durant les Trente
Glorieuses, cette thèse sera largement oubliée, mais avec la
globalisation accélérée que connaît l’économie mondiale depuis
vingt-cinq ans et les déséquilibres majeurs qu’elle suscite, la thèse
de Polanyi a connu ces dernières années un fort regain d’intérêt.
La troisième partie de ce hors-série aborde cette question ainsi que
celle du sens de l’histoire économique et de ses moteurs, à travers des
entretiens avec plusieurs intellectuel(le)s de différents horizons
disciplinaires. Entre l’histoire en spirale d’Alain Caillé, la
mondialisation finale de François Fourquet, les réflexions sur le
travail et sa valeur de Dominique Méda ou encore les ordres successifs
décrits par Jacques Attali, les lecteurs trouveront certainement de
quoi poursuivre leur réflexion à ce sujet.
Sylvain Allemand et Guillaume Duval
(1) Hors-série qui a depuis trouvé un prolongement dans l’édition, avec la publication de 500 ans de capitalisme, par Gérard Vindt, aux éd. Mille et une nuits.
« La grande aventure de l'économie » Hors-série n° 67, 1er trimestre 2006
6,05 euros, port inclus