Libéralisme rampant
Lu sur http://www.alternatives-economiques.fr
L’opinion selon laquelle les chômeurs seraient des tire-au-flanc potentiels gagne du terrain
L’information, parue le lendemain des attentats meurtriers de Londres, est passée largement inaperçue. « Deux Français sur trois souhaitent réduire les allocations chômage », titraient Les Echos du 8 juillet, reprenant une enquête du Credoc. Ce n’est pas tout : une personne interrogée sur deux s’oppose à l’idée que « tous les chômeurs devraient être indemnisés », et
trois sur quatre – six sur dix parmi les chômeurs eux-mêmes – estiment
légitime la suppression des allocations en cas de refus d’un emploi.
Bref, l’opinion selon laquelle les chômeurs seraient des tire-au-flanc
potentiels est en train de devenir majoritaire pour la première fois
dans notre pays. Il n’y aurait pas de problème d’emploi, il n’y aurait
que des problèmes de motivation. Trop de carotte, pas assez de bâton,
semble dire l’opinion publique, qui paraît avoir oublié qu’un demandeur
d’emploi sur deux n’est pas indemnisé.
On peut évidemment voir dans
ce sondage – car il ne s’agit que d’un sondage – la preuve que la
cohésion sociale s’en va en eau de boudin dans notre pays et que la
solidarité recule au profit d’un individualisme croissant : puisque je
m’en sors, les autres n’ont qu’à faire comme moi. S’ils n’y parviennent
pas, c’est qu’ils font preuve de mauvaise volonté ou, pire, qu’ils
exploitent ma bonne volonté, en vivant sans rien faire, à mes dépens,
pendant que je finance leurs allocations avec mes cotisations. Cette
lecture n’est sans doute pas fausse. Toutefois, je la trouve un peu
courte, voire passéiste. Du genre : « Avant, c’était mieux, les gens
étaient moins égoïstes, plus solidaires. » Il me semble que l’évolution
de l’opinion publique appelle d’autres commentaires que ceux inspirés
par une psychologie moralisante.
Certes, on peut parler de chômage de masse en France, mais la réalité
sociologique est que le chômage dont on ne parvient pas à sortir, sinon
de façon momentanée et en acceptant des conditions de travail
dégradées, est pour l’essentiel concentré sur des couches sociales qui
font tampon : les jeunes sans qualification, les travailleurs âgés, les
habitants de bassins d’emploi en perdition, les ouvriers dont
l’expérience professionnelle est devenue obsolète… Parmi ces victimes
durables du chômage, les femmes sont nombreuses, notamment parce
qu’elles ont en charge des enfants et sont, de ce fait, limitées dans
leur mobilité, leurs horaires ou leur disponibilité.
Cela ne signifie pas que ceux qui ne font pas partie de ces groupes
tampon sont à l’abri des difficultés d’emploi. Toutefois, lorsqu’ils y
sont confrontés, ils parviennent généralement assez vite à s’en sortir,
parce que, dans un pays comme la France, le marché du travail fournit
de nombreuses opportunités à ceux qui possèdent les bons atouts : hors
missions d’intérim, les entreprises qui relèvent du champ de
l’assurance chômage recrutent chaque année de nombreuses
personnes (5,2 millions en 2003), même s’il ne s’agit le plus souvent
que d’emplois temporaires. Ainsi circonscrit sur des groupes bien
délimités, le chômage durable n’apparaît plus comme une épreuve
commune, mais comme le résultat d’inadaptations diverses, dont les
personnes concernées sont jugées seules responsables.
Ou qui, pire encore, se comportent en opportunistes, prétendent nombre
d’économistes. Les incitations à chercher du travail seraient
insuffisantes, les règles d’indemnisation auraient des effets pervers.
Et l’on nous sort le cas des cadres chômeurs dont le taux de retour à
l’emploi se gonfle brutalement quelques mois avant que n’expire
l’indemnisation, ce qui, nous explique-t-on doctement, illustre bien le
fait que les chômeurs vivent leur chômage comme une période de congés
payés par la collectivité ! Que l’assurance chômage s’inquiète de ces
comportements opportunistes qui lui coûtent cher, c’est de bonne
guerre. Mais que cela devienne l’explication du haut niveau de chômage
dans notre pays, c’est proprement scandaleux : les cadres représentent
moins de 10 % des chômeurs, et ils ne font pas partie de ces groupes
tampon qui portent douloureusement le poids des dysfonctionnements
économiques.
Car, n’en doutons pas, ces dysfonctionnements existent. Contrairement à
ce qu’affirment ceux qui exaltent le marché comme réponse à tous nos
maux, le chômage n’est pas seulement, ni même principalement, affaire
d’inadaptations individuelles ou de règles aux effets pervers. Chercher
du travail n’implique pas d’en trouver, parce que le marché trie
d’autant plus impitoyablement les postulants que le nombre d’emplois
existants est insuffisant. Le sondage du Credoc révèle moins un
affaiblissement de la solidarité – que l’on pense à l’émotion suscitée
le même jour par les attentats ou, quelques mois plus tôt, par le
tsunami asiatique – que le lent cheminement des idées libérales dans
l’opinion.
Denis Clerc - magazine Alternatives Economiques
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